Mercredi :
Sept heures quarante. Sylvain ayant émergé du sommeil calfeutré dans un lit avec d’assez belles images de paysages forestiers du Canada sur le drap, une question cruciale se posa à lui.
Mince… On est en semaine A ou B ?
L’enjeu : savoir s’il avait cours à huit heures ou à neuf.
Ah oui… je vais aller me recoucher un petit peu puis je lirai.
Il bailla et retourna dans son lit douillet. Qu’est-ce qu’on était bien au chaud… Un peu de repos...
Hein…mais attends…
Ses yeux s’ouvrirent en grand, les traits de son visage furent subitement tendus par la surprise, et il attrapa même une crampe aux mollets. Il fallait vite prendre le vélo, très vite…
« Je vous avait dit de ne pas revenir ici ! cria M. Chantelort, le CPE.
-Mais vous savez, ces histoires de semaines…
-Je m’en fous !... faire comme tout le monde…doit utiliser les mots d’absence au lieu de ceux de retard… sais toujours pas pourquoi je continue à vous… même pas de notion du respect… voulez me faire démissionner… qui allez être viré…
-… »
Neuf heures. Sylvain disposant d’une plage horaire libre, il en profita pour aller à la cafétéria ; il savait qu’il devrait faire des recherches sur l’écologie au CDI, comme la forêt amazonienne et la législation brésilienne, mais pour une fois, il avait envie de s’amuser un petit peu. Il se retrouva à discuter avec Laurent et Emilie, deux personnes de sa classe qu’il appréciait très différemment.
« T’es encore arrivé en retard ce matin, à ce que je vois, constata Laurent.
-Là, répondit Sylvain, pour une fois, j’avais pas d’excuse : quoique, ces histoires de semaines paires ou impaires…
-Bravo, je suis fier de toi ! Tu tombes enfin en retard pour une bonne raison !
-Oh, t’exagères, remarqua Emilie.
- Ah oui, vous avez écouté à la radio, hier, sur la Chine ?
-Non, je regarde pas les infos, répondit Emilie.
-Moi non plus, je vais pas m’encombrer d’une télé ou d’une radio, et puis les journaux, ça fait couper des arbres. »
Laurent le dévisagea assez hautainement en fronçant les yeux.
« Oui, donc ils ont dit que pour le premier semestre de cette année, la Chine a fait 12 % de croissance ; déjà que d’habitude, elle fait 10 % par an, là c’est carrément monstrueux et ça a de quoi inquiéter les partenaires commerciaux étrangers : si jamais on tombe sur un grand krach boursier, ça va être très difficile, surtout avec la mondialisation qui pour une fois n’arrangerait pas les choses…
-Mais la Chine elle a même pas signé le protocole de Kyoto, remarqua Sylvain, et ces 12 % de croissance, ça voudrait pas dire qu’il y a de plus en plus d’industries, d’usines, de centrales nucléaires…
-Si si, mais qu’est-ce qu’on s’en moque du protocole de Kyoto, lança Laurent sur un ton méprisant. Ca va rien changer, et puis, je comprends les dirigeants chinois : ils veulent qu’on les laisse produire et gérer comme ils veulent, c’est leur tour maintenant, et ils ont raison parce qu’ils ont bien compris que les réglementations sont des freins, le mieux, c’est le laisser faire. N’importe quel économiste averti te le dira.
-Non mais t’es malade ! On est en train de bousiller la Terre et tu veux qu’on continue à polluer ?
-J’ai pas dit ça, ne me fais pas dire ce que j’ai pas dit, d’accord ? J’ai dit qu’il fallait laisser faire les entrepreneurs, pour le mode de production entre autres, mais aussi sur les horaires, les salaires, la décision de plans sociaux… Si ils veulent retourner au fordisme, c’est leur choix…
-Si ils veulent polluer, c’est leur choix aussi ? Tu es un monstre. »
Laurent sourit de manière condescendante. Ce Sylvain n’avait rien compris au travail des économistes, notamment Malthus, et il préférait rester dans ses utopies ridicules alors qu’il pourrait vivre en prospérité dans une société qui est presque le meilleur modèle politique et économique, enfin, le seul modèle économique possible et la garantie de la liberté pour tous.
« Tu verras, oublie tes utopies écolo et profite des opportunités qui se présentent à toi. Tu peux très bien vivre avec l’électricité et l’eau, je vois pas le problème.
-Le problème, c’est que l’humanité va disparaître si on ne fait rien. »
Laurent laissa échapper un rire encore plus hautain que ne le montrait son expression.
-J’y comprends rien, à vos histoires… dit Emilie.
-L’humanité va pas disparaître, continua Laurent, et puis, le réchauffement climatique va juste nous faire migrer vers les pôles, c’est pas si grave.
-Pas si grave ? vociféra Sylvain. Tu parles, c’est une catastrophe !
-Oh, et puis on n’est même pas sûrs qu’il y ait un réchauffement, de toute façon. C’est sûrement juste un gros canular pour qu’il y ait un électorat vert.
-Un canular ? Non mais tu te rends compte de ce que tu dis ?
-C’est vrai, tout le monde le dit, renchérit Emilie, je vois pas pourquoi ce serait faux. »
Laurent la dévisagea avec un certain intérêt.
« Non, mais de toute façon, tes folies verdâtres, Sylvain, c’est même pas sûr que ça serve à quelque chose, et puis au mieux, on mourra tous un siècle plus tard.
-Mais si, martela Sylvain en hachant ses mots comme un gamin de quatre ans dirait « Je veux ! Je veux ! », il faut respecter la Nature et puis c’est tout ! –Il continua sans hacher ses syllabes- On n’aurait jamais dû inventer l’industrie, jamais dû inventer la chimie, jamais dû faire des forges ou quoique ce soit de pas naturel !
-Là tu renies tout le progrès technique qu’on doit au libéralisme.
-Y a pas de progrès ! C’est un crime ! Une aberration ! »
Petite pause dans une atmosphère assez agacée. Laurent reprit malgré le dogmatisme de son adversaire :
« En tout cas, je préfèrerais que l’humanité disparaisse en étant riche et prospère plutôt qu’elle subsiste éternellement dans la misère et la pauvreté dans tous les domaines, qu'elle soit intellectuelle, technique, matérielle… De toute façon, tes utopies ne marcheront jamais. Ils ont fait combien les Verts aux dernières élections, hein, hein ? Et qui c’est qui est président, hein, dis le.
-...C’est pas parce que vous êtes les plus forts que vous êtes les meilleurs. »
Laurent ne sut que fuir avec un rire passe-partout. Son esprit était tellement torturé par lui-même qu’il ne se rendait même pas compte qu’il défendait le droit du plus fort et qu’il s’était contredit de nombreuses fois dans son discours. Sans cette torture intestine, il n’aurait pas pu avoir bonne conscience tout en défendant ses thèses nauséabondes. Néanmoins, les mêmes procédés psychiques étaient aussi à l’œuvre dans l’esprit de Sylvain, et les deux personnages antithétiques ne s’en rendaient compte ni pour eux-mêmes, ni pour l’autre.
« Va jouer ailleurs, ordonna méchamment Laurent.
-Pfff… fit Sylvain. Allez, je vais te laisser dans tes fausses idées, heureusement qu’il y en a pas beaucoup des gens comme toi. »
Et Sylvain s’éclipsa sur un nouveau rire condescendant de Laurent, le cœur tout empli de prétention.
Les autres ne cherchent pas à comprendre, mais lui… songeait l’écologiste quelque peu irrité, traversant la cour. Je comprends pas comment on peut penser comme ça.
Tout comme Laurent ne comprenait pas comment on pouvait penser comme Sylvain. Lorsque ce dernier aperçut Franck discutant avec Damien, il se dirigea vers le groupe.
« De quoi vous parlez ? demanda-t-il.
-Des Allemandes qui sont parties Vendredi et de l’Allemagne, répondit Damien.
-J’aimerais bien vivre en Allemagne, lança rêveusement Sylvain. »
Les deux autres ne se doutèrent de rien quant au sens profond de cette réplique.
« Oui, reprit Damien, Franck disait qu’il aimerait bien voyager en Allemagne, mais il veut pas avouer que c’est pour voir Andrea.
-N’importe quoi, arrête de dire que je l’aime, c’est pas vrai ! »
Les deux autres rirent sur le ton de la plaisanterie.
« Non, je disais pas ça, je disais juste que…-il prit une voix un peu mielleuse- les Allemandes te plaisaient bien, hein, coquin !
-En tout cas, j’aimerais bien aller en Allemagne, mais je peux pas, dit Sylvain en empêchant Franck de répondre sans pour autant couper qui que ce soit.
-Pourquoi ? demanda Franck. »
Des rires moqueurs se firent entendre et approchaient à toute vitesse vers le groupe.
« Encore notre petit homme vert ? fit Nicolas.
-Notre mascotte… ajouta Maxime. »
Le trio - quasi- inséparable de Nicolas, Maxime et Victor ricana comme à l’habitude.
« Parce qu’il faudrait que je prenne un car, un train ou une autre saloperie pour y aller, répondit Sylvain sans faire attention aux perturbateurs.
-…Tu veux même pas prendre le train ou le car ? demanda Franck.
-Non, tu sais, quand on veut appliquer les mœurs de la décroissance, il faut mener une vie d’ascète, se priver de tout ce qui est inutile. Compte pas sur moi pour participer à ce carnage.
« Tout verts, tout verts ! criait Nicolas comme un collégien.
-Niark niark niark…
-Bon, moi je m’en vais, déclara Damien. Franchement, là, je le sens mal. »
Lorsqu’il se retira, Franck se demanda pourquoi il s’obstinait à vouloir expliquer les choses à Sylvain.
« De quoi ça parle, entre extra-terrestres ? demanda Nicolas.
-Extra-terrestres…
-Je lui expliquais pourquoi je peux pas aller en Allemagne alors que j’aimerais bien y aller, répondit Sylvain.
-Dis donc, t’as dû sacrément flasher sur la p’tite Andrea, dit Nicolas.
-Pas du tout, répondit Sylvain un sourire aux lèvres, les yeux illuminés et les joues virant à l’écarlate à une vitesse qui surpasserait l’imagination d’un docteur en chimie, c’est juste que j’aime bien l’Allemagne en général. »
Ce qu’il avait dit n’était pas complètement faux, c’était juste à moitié vrai. En dépit de son principe chrétien de « fidélité » - bien que la religion de Sylvain était toute autre que le christianisme -, et étant donné qu’Andrea était profondément écologiste bien que pas aussi extrême que lui, avec aussi ses jolis yeux bleus lagon et sa chevelure d'un blond de blé mûr, le jeune homme de seize ans ne pouvait que tomber sous le charme, et même désirer un peu plus.
« Ouais, c’est ce qu’on dit… insista Nicolas.
-Oh, il a les joues toutes rouges ! remarqua Victor. »
Vite, il fallait une échappée. Ah…
« De toute façon, je risque pas d’y aller, fuit Sylvain, ça fait trop loin en vélo et je participerai jamais à ce massacre en nourrissant le nucléaire avec le train ou en polluant avec une voiture, même un car.
-Mais le car, c’est pas toi qui le conduit, objecta Franck. Enfin, c’est pas un de plus ou un de moins qui va polluer plus ou moins.
-Tu sais, en écologie, répliqua Sylvain, il faut prendre en compte tous les moindres détails.
-OK, on se refait un concours de pinaillage, lança Nicolas, allez, c’est parti !
-C’est bien connu, dit Maxime en ouvrant la compétition, les cars, ça pollue plus quand c’est plus chargé.
-Ah… méfie toi Sylvain, commenta Nicolas, il va marquer le premier point. »
Franck afficha une mine consternée, la main sur le front accompagnée d’un soupir.
« Donc, reprit Maxime, si Sylvain monte pas dans le car, comme le chauffeur roule toujours à la même vitesse, le car va moins polluer !
-Waouh, tu m’épates là, mec, dit Nicolas. Un point pour Maxime ! Pas de contestation… Sylvain ?
-Non, il a parfaitement raison. »
Le trio, animateur de jeu compris, ne put s’empêcher de rire.
« Et c’est Maxime qui mène le jeu !
-Ouais… lança vaguement ce dernier en tirant son bras vers le bas, poing fermé et vers le ciel.
-Maintenant, je lance la compétition sur le train, continua Nicolas.
-Ben, en fait, tenta Sylvain, quand on monte dans un train, on paye pour le train et pour l’électricité qui le fait marcher donc on paye pour le nucléaire et ça pollue et ça tue des centaines de poissons.
-Mouais… J’suis pas sûr… commenta Nicolas.
-Attends ! Et puis en plus, quand on prend le train, on attire les vaches qui le regardent passer vers la ligne, elles sautent par-dessus les fils barbelés et sont tuées par un arc électrique…
-« C’est la Nature »… laissa échapper Victor en murmurant avant d’en ricaner et de perdre momentanément le fil de cette passionnante et acharnée compétition.
-…en plus, continua Sylvain sans interruption ni pause, en montant dans le train, on le rend plus lourd donc il utilise plus d’électricité donc il fait augmenter la demande de production dans les centrales nucléaires et ça tue encore plus de poissons ! »
Nicolas sourit à l’écoute de ce raisonnement.
« Waouh, super, j’accorde deux points à Sylvain pour ce méga pinaillage !
-Bravo ! Bravo ! acclamèrent Maxime et Victor en tapant dans leur mains. »
Sylvain était fier de lui, ou plutôt, c’était l’impression qui se dégageait de son sourire de vainqueur. Franck, quant à lui, avait fini par se prendre au jeu et son attention était braquée sur la future annonce du sujet suivant.
« Alors, reprit Nicolas, euh… sur quoi on va pinailler cette fois ci ? Oui, Sylvain ?
-Les avions. »
« Ah… » fut la réponse générale du groupe.
« Oui, continua Sylvain, si on prend l’avion, on participe au financement du carburant, et le carburant d’avion, je sais plus comment ça s’appelle, mais ça pollue énormément. Donc quand quelqu’un prend l’avion, il pollue l’atmosphère avec ce truc pourri.
-Mouais… commenta Nicolas. D’autres volontaires ? »
En se rappelant l’histoire des vaches et en pensant à la façon dont était formulée la conclusion de Sylvain, Victor ne put s’empêcher d’y voir un lien et d’en éclater de rire.
« Ah, Franck, dit Nicolas en remarquant le signe de la main de ce dernier.
-Oui, c’est pour dire que même si on monte pas dans l’avion, Air France et compagnie s’en foutent pas mal et vont trouver quelqu’un d’autre pour prendre la place, donc le système sera tout autant financé et on polluera pas moins.
-Woff… fit Nicolas. Pas mal, mais ça mérite pas de point. (Franck ne fut pas étonné de ceci vis-à-vis de son image de Nicolas.) Ah oui, Sylvain, on t’écoute.
-Voilà, c’est pour dire que le poids a encore un rôle à jouer. Plus l’avion est lourd, plus il va consommer de carburant, donc plus il va polluer.
-Oui…
-Attends ! Vu que c’est un avion et que ça vole, l’alourdir va encore plus polluer, et puis au décollage, on réveille des gens en pleine nuit et on peut écraser les oiseaux qui font pas attention. C’est pour ça qu’il faut jamais prendre l’avion !
-Super ! répondit l’arbitre arbitraire. Moi je dis, ça vaut bien TROIS points ! Et c’est Sylvain qui remporte ce concours de pinaillage cinq à un !
-Ouais, bravo !... Génial ! »
Un sourire se dessina sur les lèvres de Sylvain d’autant plus facilement que les autres riaient carrément et que ses convictions étaient… non pas reconnues mais rejetées de manière plus subtile.
« Applaudissons notre champion, Sylvain !
-You…are the champion, my friend… Niark niark niark... Champion du monde!...”
En tout cas, ce clown avait bien raison en disant qu’il risquait pas d’aller en Allemagne, pensa Franck.
« Pffff, fit-il, un sourire aux lèvres. »
Plus tard pendant l’heure de permanence, Sylvain croisa Sébastien et Bertrand.
« Alors, t’as révisé pour le contrôle de chimie ? demanda Sébastien à Sylvain.
-Woh… Non, j’en vois pas la peine.
-T’as intérêt de bosser dur cet après-midi, même moi, j’ai eu des problèmes avec les moles au début.
-Tu devrais t’intéresser plus à la Physique-chimie, conseilla Bertrand. »
L’écologiste laissa ces paroles en suspens lui passer dans une oreille et en ressortir par l’autre aussi vite qu’elles étaient venues.
Lorsque Sylvain était rentré l’après-midi, Gérard l’amena tout de suite vers la discussion, sa mère étant affairée par le travail ménager.
« Ah, Sylvain… Tu vois, je me disais que ça faisait longtemps qu’on avait pas lu le livre ensemble.
-C’est vrai, j’avais remarqué mais j’avais oublié de te le dire.
-Alors, on y va ? »
Le père de famille sortit de la bibliothèque un épais volume couché intitulé « Des mœurs et de l’écologie profonde », dont l’auteur s’appelait Reinhardt Schäckorter. Un observateur averti aurait remarqué la présence de cet exemplaire dans la maigre bibliothèque non pas en double, mais en triple. Lorsqu'ils s'assirent autour de la table, Sylvain croisa le regard de son père. Il avait vraiment une grosse moustache...
Tu ferais mieux de te concentrer sur le livre, se dit-il.
« Bon… Chapitre deux, la chimie. Tiens, ce passage là est intéressant, lis le puis viens me voir ensuite pour en discuter. »
Sylvain lit ceci avec attention :
« Comme expliqué précédemment, la chimie est un artifice de l’homme, et en cela elle n’a rien de nécessaire et ne correspond pas aux volontés nécessaires de la Nature. Comme tous les artifices, la chimie est quelque chose de nouveau né de la folie humaine de créer, folie qui est pourtant à l’origine de toute destruction néfaste en ce monde.
Nous allons maintenant expliquer ce à quoi nous avions fait allusion dans l’introduction de ce chapitre, à savoir le fait que d’aucuns prétendent que la chimie peut être utile à l’homme. Cette affirmation traduit une fois de plus l’incapacité des humains à s’extirper de leurs illusions, et la Nature a beau crier, les hommes préfèrent se nouer un bandeau obscur sur la tête plutôt que d’écouter son appel, et l’opacité de ce bandeau est si forte qu’il masque aussi les signes humains de cette non-conformité à la perfection naturelle : ni la flèche de lumière de la dynamite, ni la flèche de lumière du napalm, ni la flèche de lumière des gaz de l’holocauste ne parviennent à transpercer ce bandeau synonyme d’une volonté de se cacher et de ne pas reconnaître la suprématie de la Nature, que les hommes seront obligés de craindre et ne pourront plus côtoyer en paix s’ils ne se soumettent pas à temps à sa volonté. »
« C’est bon, j’ai fini, dit Sylvain à la suite de la lecture de ces deux paragraphes.
-Ah… fit son père. Qu’est-ce que tu en as retenu ?
-Que la chimie n’était pas défendable parce qu’elle n’était pas naturelle…Euh…que l’homme cherche à se cacher de la Nature…non, qu’il ne veut pas admettre ses crimes parce qu’il ne veut pas reconnaître la Nature... Euh…voilà.
-Oui, mais je voudrais te parler de ce passage : « Comme tous les artifices, la chimie est quelque chose… »
-Oui, mais ça j’ai compris, cette folie humaine, tu avais dit que ça valait plus la peine de le revoir.
-Euh…sinon, ce morceau là est encore plus intéressant : « aux volontés nécessaires de la Nature. ». Rah… Didier m’avait dit quelque chose d’intéressant sur un philosophe, il m’avait donné une citation en Latin mais je m’en rappelle plus. Bon, tant pis, on le verra ce week-end. Oui, donc ce que Schäckorter veut nous dire, c’est que Mère Nature a une volonté, mais cette volonté va bien au-delà de celle des hommes. (Sylvain acquiesça d’un signe de tête.) Sa volonté est illimitée, en revanche, son pouvoir d’action est désormais faible par rapport à celui des hommes même s’ils sont incapables de reproduire ce que fait la Nature. Avant, je me disais qu’on arrivait à faire de pâles copies, mais j’ai vite vu qu’on était incapables d'imiter la perfection naturelle. Sauf que si on va à l’encontre de la volonté naturelle, et que l’on va, à force de crimes, d’ignorance ou de volonté de domination envers notre mère à tous, la fâcher, la Nature pourrait reprendre sa force d’antan et faire payer l’humanité en la nettoyant de tous ses péchés, et « c’est l’homme qui aura sonné le glas de la fin de l’humanité », pour prendre les mots de Schäckorter. Jusque là, tu comprends ? »
Sylvain approuva d’un signe de tête et dit :
« Oui, je comprends un peu mieux, cette histoire de volonté illimitée et de rapports de force, ça m’éclaircit sur pourquoi on fait tout ce qu’on fait.
-Bon… C’est bien, tu peux faire autre chose si tu veux, on reverra ça ce soir. »
Je comprends mieux pourquoi je révise pas le contrôle de demain, songeait Sylvain.
Sept heures et demie du soir : repas en famille. Christine toussa à plusieurs reprises.
« Je crois que tu es malade, chérie, remarqua son mari.
-Oui, répondit-elle en reniflant, c’est vrai.
-Dans ce cas là, tu sais ce qui te reste à faire ?
-Oui, je vais faire la diète jusqu’à ce que ça soit fini –elle renifla à nouveau. Faut pas manger quand on est malade, sinon on nourrit la maladie.
-Oui, il vaut mieux laisser faire les choses, tu verras, ça passera. »
Au creux de son lit et somnolent, Sylvain cherchait sans cesse une meilleure position pour dormir, tourmenté. Les sensations flash se succédaient, images, paroles, émotions-raccourcis :
Ils disent ça parce qu'ils se font manipuler -la tête de mon père avec sa moustache- non c'est n'importe quoi - la fierté de penser par soi même – ouais c'est ça – mon père disant « et c'est l'homme qui aura sonné... » - ben quoi c'est vrai, on pense tous les deux par nous-même – voix douce et sévère : « Tu sais très bien que tu le suis comme un chien. »
Une lourde pause dans la pensée. Sylvain soupira profondément. Il s'endormit deux heures plus tard, entouré par les ombres.